Antoine Amazonie

Publié le par Dominique-Emmanuel Blanchard | DEB

 Antoine Amazonie

de Dominique-Emmanuel Blanchard

roman inédit

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1

 

 

Nulle part, jamais, je n'ai été aussi vulnérable ; pourtant je n'ai pas peur. La nuit va basculer d'un coup : pas de crépuscule en Amazonie.

Je suis immobile. Contre ma cuisse la lame de la machette est glacée. L'Indien est aux aguets. Il fume, au moins deux paquets par jour, des françaises, brunes.

– Tu te souviens ?

Le feu ne veut pas prendre. Antoine se redresse, répète : « Tu te souviens ? »

 

C'était hier, dans l'éternité de cette passion de jungle qui nous fouaille le corps jusqu'aux entrailles. Je me souviens, oui : les babouns, babouns-singes-hurleurs, invisibles, comme une harangue de vent d'orage sur un champ de luzerne. Une houle qui s'apprête à déferler. C'était presque le matin. Bien avant nous, Jack, Jack de l'Oyapock avait perçu ce râle furieux des singes. Il avait allumé une cigarette et s'était davantage balancé dans son hamac. C'est Antoine qui avait dit ça : « Les babouns, les babouns. » Et c'est comme s'il était devenu fou soudain. J'ai pensé un instant que dans cette suffocation ; dans l'épaisseur si lourde de ce no man's land équinoxial tout pouvait arriver. Antoine a repris : « Ils sont loin, et même pas méchants. Quand ils voient des hommes ils descendent des arbres à leur rencontre, par curiosité, tout bêtement. Tu penses si les autres ont le temps pour les ajuster : pan. C'est comme ça un safari pour minables. »

Antoine était penché au-dessus de moi. Sa voix avait ce ton de la révolte et de l'émoi que j'aime tant chez lui.

– Je ne m'habituerai jamais.

– À quoi ?

– À notre pourriture.

 

Quelques lueurs encore. Nos peaux salées brillent de sueur rance. Les babouns ne sont plus qu'un souvenir. Aujourd'hui il y a la mer. Un océan avec ses remous plutôt boueux et ses requins mythiques. Ils s'approchent tout près des côtes la nuit, paraît-il. Qui peut dire, en ces territoires de fuite, la part exacte de la réalité ? Mais Jack y croit, lui, aux requins : il se tient debout sur une barque pourrie. Comme tous les Indiens des forêts sa vue est aigüe. Il fouille pour nous la surface sombre de l'océan pour nous prévenir. Son inquiétude est manifeste : Jack, ici, n'est pas chez lui. Il sait mal la mer avec ces légendes qui me reviennent en tête. La mer est aussi ce désert où luit le liberté ravie de Rimbaud. En jungle Jack glisse sans bruit, sans nous attendre souvent : mais, là, sur cette plage où bientôt les palétuviers s'enracineront dans une croûte que le courant vient déposer, Jack va nous préparer une longue cigarette faite d'herbe au goût âcre, roulé dans un émincé de bambou. Cela se nomme d'un nom indien que je n'oublierai pas davantage que les roulis rauques des singes hurleurs. Ce sera ma seconde mémoire, celle que je me réciterai tout bas, plus tard, quand il me faudra retourner aux lieux anciens, chez tous ceux-là pour qui mon rêve amazonien ne sera qu'images...

 

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2

  

L'amitié, c'est peut-être ce moment où l'autre, en face de soi, entend le froissement douloureux qu'il y a en vous et qui gâte le temps à vivre, tout de suite, ici.

– Même si tu pars, un jour, je te le dis moi : tu reviendras.

Je regarde cet ami surgi des fibres dilatées du passé et comprends que j'entre en terre inconnue. Car j'aurais pu oublier Antoine et continuer d'inventer ma vie ; il était à sept mille kilomètres après l'horizon, derrière un océan que je détestais : je suis incapable d'imaginer au-delà de mon regard...

Jack nous tend la longue cigarette. Je poursuis, harcèle Antoine : « Comment as-tu retrouvé ma trace, après dix ans ? »

Je m'accroche à nos souvenirs comme pour me mêler plus étroitement à cette nouvelle vie, là, cette vie d'Antoine dont je ne sais plus rien. Je m'obstine : 1972, Tours, puis Bordeaux. Je veux une mémoire partagée. Mais Antoine écoute à peine. La mer est presque haute. C'est une symbolique que je note : tant de temps pour enjamber un océan, une frontière que je voudrais désormais infranchissable. Tout aurait pu durer si longtemps sans cette lettre...

 

La lettre d'Antoine venait d'une légende. Alors j'avais acheté un planisphère pour mieux situer l'arrimage d'une vieille dérive. Le Brésil, c'était cette grande tache verte entourée de ce bleu monochrome qui représente toutes les mers sur toutes les cartes du monde.

 

L'Indien s'est mis à l'écart. Je parle trop vite : Jack ne nous accompagne volontiers que dans des phrases lentes, ponctuées de rire. Cet Amérindien se méfie de notre sérieux. Il redoute aussi nos silences anxieux où la colère peut venir s'enrouler comme un serpent. Jack ne veut rien savoir de nos tourments de quai de gare. Lui qui n'a jamais vu de train, de neige, d'aubes interminables et hagardes comment pourrait-il comprendre nos petits matins d'hiver, grelottants, à la recherche d'un bistrot dans une ville blafarde ?

 

L'océan enfle et occupe toute la nuit. Cette fois, c'est Antoine qui nous roule une de ces cigarettes amères... Je me dis qu'il faut que j'en finisse avec mon histoire, que je l'expédie vite avant qu'elle disparaisse. Je raconte un peu Marianne. Je venais de la quitter. Je devais raconter, trois fois rien, juste pour assurer ma présence, juste lui donner un semblant d'épaisseur. Après je pourrais écouter Antoine, dire la sienne, d'histoire. J'achevai : « Marianne te dirait que je suis un homme de passage. Comme pour les oiseaux. Elle répétait que la vieillesse commence tôt chez une femme, qu'il faut prendre des assurances et que justement, je ne voulais pas me méfier du temps. Nous nous sommes séparés avant que le cauchemar devienne le rituel de chaque jour. Tu comprends ? »

Antoine se rapproche. Son rire. Il rit. Mais pas comme je préfère. Est-ce à cause de cette oppression de la nuit, de cette fumée qui coule dans le sang ?

– Arrête taïlo ? Arrête. Il faut devenir comme les arbres.

Antoine me donne sa bière, chaude, épaisse. Ma voix, je le sens, déjà ne m'appartient plus. Tout cela ce sont des vieux mots, des phrases qui sonnent mal ici. Je dresse le bilan :

– Je comprends cette envie de Marianne, cette envie de déclarer forfait devant mes incertitudes. Plus d'interdit bancaire mais une vie entre deux eaux tièdes. Plus de vraies descentes au noir, plus d'éternel présent mais une véritable assurance-vie. Les mots pour l'angoisse, les actes pour se rassurer.

Antoine m'écoute je crois. Il est assis, son chapeau de toile tout délavé relevé haut sur le front. Il me semble qu'il sourit. Je termine, vite :

– Elle a raison : il faut compter avec le viscéral, avec le temps, la peau qui plisse et tout le reste qui suit, fout le camp vers l'avachi, le camouflage. C'était ce qu'elle rattrapait au vol, Marianne : quelque chose dans l'amour paisible qui met à l'abri et qui n'empêche pas de se croire anarchiste.

 

Voilà, j'ai fini. Jack peut s'approcher, jeter des branches de palétuvier dans le feu. La sueur continue de peser aux coins des yeux. Des vagues déferlent sans hâte, deviennent phosphorescentes autour des ilets et des couples de dauphins.

– Tu sais, lance soudain Antoine, je crois que j'avais tout prévu.

 

Une fureur glacée, brutale me submerge. Je ne supporte plus ces airs de prophète qu'il se donne parfois ce petit Européen à la peau trop blanche, au regard trop clair. Pas le portrait du sorcier ça !

– Ah oui. Léa aussi tu avais prévu ?

Antoine tente un sourire. Le feu s'emballe, dessine des ombres sournoises sous les yeux de mon ami.

– Pour Léa, non. Non, je n'avais rien prévu. Rien vu venir. J'étais à Tapori à cette époque-là, avec lui, l'Indien d'aquarium, porada, porada...

 

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Aussitôt Jack se trouve devant Antoine : « Porada ? »

Ils s'engagent dans un combat simulé où je les ai déjà vus. Ni danse ni lutte la capoëra est une ambiguïté qui convient au temps immobile, à l'entre deux mondes. Même s'il manque sur cette plage, les sifflets, les sourdos, les percussions improvisées sur n'importe quoi quelque chose est là qui souligne le mirage.

L'Indien est trop rapide, Antoine ne peut rivaliser. Et puis, il s'essouffle vite. Il capitule, se jette sur Jack et ils roulent dans le sable épais.

 

« Demain nous irons à la chasse à l'iguane et au pigeon amer », promet Jack. Il ajoute quelques mots en tupi-guarani. Antoine rit. Je lui demande où en est son livre, son Journal d'un arbre. Il cesse de rire, ne répond pas. Je saurai plus tard pourquoi. Les palmiers se frôlent dans un clapotis incessant. Des clameurs de chiens viennent de la côte. Ils sont des centaines à errer autour des maisons et des baraques, à fouiller les poubelles. Chiens sans nom, fous parfois.

Comme celui de Réna.

 

Réna est un village en jungle. Quelques cabanes couvertes de tôle ondulée ; une église déserte, sans autel, sans confessionnal, nue. Le curé est devenu fou. Comme le chien. Une belle bête ce chien. Majestueux, une queue en panache, touffue, joyeuse. Il était venu vers moi, insolent et superbe de dignité suivi d'une horde dépenaillée, crôuteuse, famélique et, malgré tout, frétillante.

C'était le début de l'après-midi. Curieusement quelqu'un passait des disques de Jacques Brel. Le chien fou s'est arrêté juste devant moi. La meute aussi. Bertrand, qui m'accompagnait, garait sa vieille land rover. Il m'avait prévenu : ce chien avait été piqué par un serpent, d'où parfois des crises de démence.

Alors je me suis accroupi dans le soleil devant ce chien fou qui me regardait.

Me regardait.

Je pourrais me dire que c'est à cause de la chaleur, ou de la faim, ou des bières tièdes mais le vertige qui s'est emparé de moi, à ce moment-là, je sais que je le dois au chien.

À celui-là, à Réna.

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Comme ces inquiétudes oubliées qui reviennent à l'improviste ; comme l'écho d'un cri inachevé, c'est la peur qui m'arrivait. Cet animal, en proie à des folies subites, exilé en lui-même, me ressemble. Bientôt, il n'y aura plus, pour moi, de retour possible. Je suis à deux mille lieues de ma vie, tout reste encore à faire et pourtant j'ai l'impression qu'il est déjà trop tard pour mon vieux corps. J'entrevois parfois une lente plongée en forêt avec l'étrange tentation d'y entrer comme en sacerdoce. Cette terre a, à ma bouche, un goût de mort. Marianne est là, dans cette nostalgie truquée. J'imagine sa maison, lumineuse et profonde, sur une colline ; un chien berger des Pyrénées très propre qui court sur la pelouse tondue de près ; la mercedes sur un magnolia ; le Stabat Mater de Pergolèse sur une chaîne haute-fidélité, enceintes assistées, pas de poussière sur le sillon. Pas de poussière...

 

J'ai sauté un océan pour rejoindre aune autre ombre du passé. Maintenant il y a cinq à sept mille kilomètres entre Marianne et ce hamac où je ne peux trouver le sommeil. Cinq heures de décalage horaire. J'accosterai au jour avant Marianne. Pour une fois. Les yeux complètement ouverts sous cette moustiquaire mal rapiécée qui laisse passer même les araignées.

Ces aubes sur le Nouveau monde me chavirent jusqu'aux lisières du supportable. Elles me cueillent en traître tant elles surgissent vite. C'est une lumière de sang qui inonde les traces d'où je viens. Ici le soleil se lève à l'Ouest. Alternance du profane du profane et du sacré sans que je sache où se trouvent l'un et l'autre. Presque vieux, je poursuis ce rêve qu'enfant je n'ai su faire : j'avais si peur de vivre, de me perdre. Aujourd'hui, je n'aspire qu'à cela : ne plus savoir où je suis. Je fabrique des légendes que je ne raconterai pas comme on écrit des poèmes qu'on ne donne jamais à lire et qu'on finit presque toujours par brûler parce qu'un jour on ne sait plus les lire soi-même. Voilà, les choses semblent enfin devenir simples.

Pas de lune au zénith. La terre est noire, poisseuse, pataugeant dans mes confessions sans partage, me tiens dans ma propre horreur, couvert de boue, au bord d'une glissade tranquille.

– Qu'est-ce qui se passe ? Demande Antoine.

 

Trois hommes dans la lente moiteur d'une nuit équinoxiale... Antoine n'a pas attendu ma réponse qui, du reste, ne venait pas. Il évoque un peu son voyage au Brésil : favelas juteuses d'un misérable au quotidien avec ses espoirs à petites doses, à consommer vite. Tout un monde dont l'haleine sent l'aigre du désespoir. Antoine raconte un matin de gare d'autobus, rêve fatigué de l'asphalte, avec, sur les bancs, le long des murs sales de vieux hommes délavés, des femmes lasses et des adolescents qui déjà ne savent plus rêver. Cela se voit, d'un seul regard cela se voit. Le Brésil serait la folie des dieux chamailleurs et schizophrènes où la vie coule, au goutte-à-goutte avec l'obstination des agonisants. Là, tout n'est qu'incertitudes, dit Antoine, voitures défoncées, bus boursouflés, avec des temps simultanés qui foutent le camp dans tous les sens, à se demander comment on peut vivre dans cette perpétuelle maraude, sans rien dans les poches, à se pousser un peu plus loin, toujours un peu plus loin...

Puis, Antoine avait appris très vite à ne plus s'étonner du tumulte de ce faux losange retenu par un frêle cordon au ventre putride d'une autre Amérique, celle qui se climatise et crève de ses angoisses de fond de ghettos.

 

Quand nous parlons trop fort, Jack jaillit entre nous, une cigarette nappée d'écorce pour chacun. Il a toujours peur d'une querelle. Antoine le rassure. Mais Jack hésite, reste un peu à nous surveiller puis disparaît sans un mot. Il attendra notre sommeil pour s'endormir.

– Cette immobilité vigilante de l'Indien me fascine, dit Antoine, tu as déjà bu du cachiri ? C'est dégueulasse, une sorte de bière fade qu'il font avec du manioc. Ils s'en avalent vingt à trente litres en une nuit, qu'ils pissent au fur et à mesure... On ira faire un saut à Tapori un de ces jours... Je n'y suis jamais retourné depuis que...

Je peux continuer à la place d'Antoine : depuis ce jour où le gendarme est venu lui dire qu'un message par Radio-préfecture était arrivé pour lui.

« Une sale nouvelle, Antoine. Votre sœur est malade. Toutefois, ses jours ne sont pas en danger. Mais votre présence est souhaitée. Je peux mettre un canot à votre disposition jusqu'à Saint-Jacques. Là-bas une voiture vous conduira jusqu'à Rochambeau. Il y a, demain, en fin de matinée, un avion pour Paris... En partant maintenant c'est réalisable. Voulez-vous que je retienne une place sur le vol ? »

 

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C'est ici que commence le récit d'Antoine. Voyez donc la terrasse d'un carbet dressé devant la mer, trois hommes qui dans leur hamac se balancent en fumant les drôles de cigarettes de l'Indien, étonnamment évasif, dès que nous soupçonnions qu'il s'agissait de marijiuana. Trois hommes donc, dans un temps mis sur pause...

 

Flash-back. Puisqu'il va s'agir de Léa peut-être est-il temps de la regarder. Quand il évoque cette période qui a précédé son arrivée en Amazonie Léa était cette fleur fragile, un peu mauve au goût vanillé, prématurément flétrie. Léa oubliée, Léa en dérive, d'un abandon l'autre. Elle voulait être comédienne. Elle l'était parfois. Antoine la revoit sur une scène nue et sombre où ne perçait que son visage blêmi par le fard jusqu'à l'insupportable. Antoine s'était dissimulé au fond de la salle et voyais sa sœur laissée pour proie à un vent glacé qui glissait des coulisses. Très vite Antoine était sorti. Trop de misère incarnée là, en Léa, comme si la mort s'était dessiné ce visage-là, ce corps-là, cette vie-là. Trop de défonce, de dérisoire, de simulacres pour lui...

Quelque chose devait finir, ou commencer. Une sale peur le tenait au ventre, aux yeux. Il avait froid. Il avait attendu Léa dans un café où elle n'avait pas tardé à le rejoindre. Mains glacées dans son cou : c'était elle. « J'étais bien ? » Antoine avait répondu que c'était à se flinguer ce truc. « Strindberg, ce truc ! » Pourquoi faudrait-il vivre ce que l'on joue ? pensait Antoine. Sans doute savait-il depuis quelque temps déjà que la décision avait été prise. Elle était là. Il n'écoutait plus Léa qui racontait la vie telle qu'elle la voulait : ardente, fiévreuse, mais aussi un peu fausse, un peu surjouée. Et ça, Antoine n'en voulait plus. Plus question de vivre encore longtemps dans cette mansarde où il fallait grimper sur le toit pour pisser. Marre de cette crasse, de ces loques qui venaient s'affaler sur des matelas creusés, douteux. Ils étaient cinq ou six dans ce cagibi. Léa couchait avec n'importe qui. « Aucune importance, aucune. » Antoine n'avait pas confiance dans le désespoir de ces apprentis comédiens qui tourneraient clochards, agents d'assurances ou acteurs de films publicitaires. « Et puis, c'étaient quand même des fils de bourges, s'emportait Antoine, des putains de fils à papa qui retourneraient chez papa-maman quand la merde déborderait. Leur désespoir, pour moi, c'était comme un rôle auquel ils ne croyaient pas vraiment. Ils avaient l'âge pour ça, c'est tout. Tu vas me dire que je suis tombé sur les mauvais, que malgré tout, dans le lot il y en aurait un ou une qui tirerait son épingle du jeu. Peut-être. Mais Léa y croyait, elle. Pour elle c'était ça la vie, ça devait faire mal. Elle ne savait que se faire mal... »

 

Je le vois Antoine dans ce Paris des années 70, plutôt frêle, les cheveux, ses étonnants cheveux qui tirent un peu sur le roux lui tombant sur ses yeux d'un vert de serpent aux aguets. Je le vois, je sens sa fébrilité. C'était un être physique, lui. Rien à voir avec cette bande de malades lymphatiques. Il avait vingt-deux ans. Et tout avait déjà un air de déjà vu. Comme si le film avait été en boucle. Les spectacles foiraient en cours de route. Toute cette urgence ne débouchait sur rien. Trop de mots, trop de certitudes. Il assistait à un naufrage. Il pressentait l'effondrement. Tout ça tiendrait tant que les parents continueraient de payer. Mais le moment viendrait où ils exigeraient quelque chose de concret. Pour Antoine il y avait ça : l' École normale. Il demanderait un poste en Afrique...

Un jour il faut bien qu'il se passe quelque chose. C'est ce jour-là, pas un autre. C'est dans un café, celui-là, et ce pourrait être un autre. Un jour on dit qu'on part, et on part. « Quand tu aimes, il faut partir. » Qui aimait-il à cette époque Antoine ? Il ne sait plus. Sophie, peut-être. Oui, je crois qu'elle s'appelait Sophie.

 

6

Je vais abréger. Antoine Amazonie date, date terriblement. La première version est de 1983. Soit près de trente ans. Je revenais de Guyane française. Jack a existé. Il s'appelait Paul (Paulo). C'était un vrai indien Guarani. Son histoire s'est prolongée. J'ai su qu'il était devenu maire de Camopi (appelé ici Tapori). Et je sais autre chose que je dirai plus tard.

Je m'étais donc proposé de donner Antoine Amazonie dans son intégralité. J'en vois l'impossibilité autant que son inanité. Je vois trop de phrases à reprendre et le défaut structurel (ses retours en arrière) demanderaient un travail pour lequel le temps manque. Outre cela, je suis dans d'autres écrits, bien différents de celui-ci. Aussi fais-je faire des coupes franches et sombres, n'est-ce pas.

Mais ceci, tout de suite qui n'est pas dans le roman et que je veux ajouter ici, dans ce qui en somme peut être la troisième version d'Antoine Amazonie.

Il s'agit de l'Indien...

C'est un texte de 1987. Publié sur ce blog en 2009 :

 

paulo.JPGParfois, Paulo [Jack] nous préparait de singulières cigarettes roulées dans des émincés de bambou...

Et dans cette fumée, aucun soir de ma vie, jusque-là, n'avait été aussi beau.

Parfois aussi, nous revêtions le kalimbé, rouge bien sûr, celui que portent tous les Indiens des forêts, du sud, comme du nord de l'Amazonie.

« Et elle : et passent les Paléo-lndiens par l'isthme. Sur ce continent qui existait depuis quatre milliards d'années et où personne encore n'avait mis les pieds.

« Et moi : incroyable!

« Et elle : passent et repassent. Et il est tout à fait raisonnable d'imaginer que certains d'entre eux ont fait et refait, plusieurs fois, des dizaines de fois, le chemin dans un sens et dans l'autre, ignorant qu'ils allaient d'Asie en Amérique, et l'inverse, c'était, pour eux, la même glace. »

 

Cette spécificité de l'Indien, tiens, ça le faisait bien rire Paulo !

S'en foutait, lui, de la menace de la civilisation :

parce que chasser avec un fusil c'était mieux qu'avec la lance,

mettre un moteur sur leur bateau c'était mieux que ramer,

écouter la radio ça changeait des flûtes, et tout et tout...

On avait bonne mine de lui dire de faire attention, de lui dire que nous autres Blancs on a toujours su très bien faire le mal : on savait bien qu'on continuerait, qu'on ne savait faire que ça, et même, parfois, avec les meilleures intentions du monde…

Parce qu'il y a les allocations familiales pour les Indiens

et ils fument des Gauloises

et ils transforment peu à peu les abords de leurs villages en décharges publiques

les cuvettes en Nylon

les poches en plastique

et toute cette quincaillerie qui tombe en panne

et qu'il est la plupart du temps impossible de faire réparer

les moteurs

les postes de radios

et je ne sais quoi encore.

Mais Paulo riait comme s’il savait l’âme indienne à jamais inaliénable.

Mais la misère, on savait bien, déjà, qu'elle avait fait son apparition, plus haut, chez ceux du Maroni, ceux qui étaient restés près de la côte, près des Blancs…

Sur la place des Palmistes, à Cayenne, on ne finissait jamais d'en parler de notre pourriture. Vraiment.

Sans complaisance.

Parce que voilà: ceux qui restaient en Guyane, restaient par passion.

Cette passion de la jungle, de l'indianité je l'ai rencontrée, chez des petits Blancs, loin de Kourou qui était le camp ennemi.

Mais il n'y avait pas à se leurrer : si la France maintenait en vie cette enclave amazonienne c'était pour Kourou.

Rien ne pousse, ne se dompte, ne se rationalise dans une telle fournaise.

La vie va, d'heure en heure, satisfaite d'elle-même.. .

J'ai essayé, savez-vous, de ne pas trop en faire, en dire sur ce séjour ; j'ai peu parlé, peu raconté mon frère Amazonien,

et je m'en voudrai sans doute un jour d'avoir cédé, d'avoir titillé cette drôle de plaie que j'ai là, en pleine poitrine, cette plaie qui, pourtant, me fait du bien...

  Les longs passages en italiques sont extraits du magnifique livre de Yves Berger « Le fou d'Amérique », paru aux éditions Grasset.

 http://domi33.blogs.sudouest.fr/tag/GUYANE


  à suivre

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